Récit d’un dîner d’anniversaire à l’abbaye de Fontevraud alors que juste après avoir passé le porche, ma chaussure gauche, n’ayant pourtant pas encore fêté sa vingtième année, a rendu l’âme ! Comment faire ?
Nous sommes attendus dans le tout nouveau restaurant étoilé de l’abbaye de Fontevraud où Anne me fait le plaisir de m’inviter pour mon anniversaire. Nous passons le porche. Un claquement. Puis, lorsque je marche, un bruit bizarre sur les pavés. Un peu comme si je traînais les pieds. Je m’exhorte en pensée : « mais lève donc les pieds en marchant, vieux machin ! » Rien à faire, ce bruit persiste ! Je jette un regard courroucé vers mes panards qui traînent la patte et je découvre les dégâts. Ma chaussure est morte ! Je sens bien qu’Anne a envie de se marrer, c’est vrai que la situation est plutôt cocasse. Je songe à mon entrée dans le restaurant étoilé avec ma godasse de clodo.
Repli tactique vers un bistrot. Idée ! Trouver de la colle ou, à tout le moins, une cordelette discrète permettant d’attacher la semelle vagabonde, bâilleuse et farceuse. Mais le bar-restaurant ne possède ni glu ni lacet. Plus exactement, il est totalement sourd à ma détresse.
Second repli tactique. J’ai aperçu en arrivant la boutique d’un enlumineur. Il doit bien avoir un tube de colle ou de la corde ! Aimable, adorable, il n’a sous la main que de la ficelle. Dire que le résultat est à la hauteur de mes espérances serait trahir une pensée qui s’affole de plus en plus !
Troisième repli tactique vers la voiture que nous fouillons de fond en comble. Rien ! absolument rien ! Ah ! Ça ! Quand je volais encore en planeur, j’avais toujours une caisse à outils dans le coffre… Époque révolue. Je propose à Anne un aller-retour à la maison pour changer de godasses. En temps, c’est faisable, mais serré. Pas chaude du tout, mon Amour ! Même sur autoroute !
Reste une paire de tennis de rechange qu’Anne a emporté précautionneusement en raison de maux de pieds récurrents. Mais comment faire entrer du 42 fillette dans du 38 de dame ?
Nous convenons de battre la campagne, en voiture, dans les environs de l’abbaye, afin de prendre quelques images et d’oublier mon problème de godasses… Qui me retracasse bien vite !
Une solution, la seule (?) s’impose à moi de plus en plus : faire entrer mon 42 – je décide soudainement que je chausse du 41 – faire glisser mon 41 dans des tennis 38, voire 39, peut-être même 40, si l’on veut bien être quelque peu optimiste !
Première technique utilisée, la classique. Debout, j’enfile mes godasses comme si de rien n’était et je rentre hyper facile… par surprise ! Ben, non ! ça veut pas ! Deuxième tentative, allongé sur le dos dans la voiture, les pieds en l’air pour les dégonfler un peu et en forçant… Ça rentre pas non plus ! Même chose, mais en glissant un doigt – je n’ai pas de chausse-pied dans la bagnole – entre le contrefort et mon talon. Rien à faire, et Anne ne veut pas me prêter son doigt !
Alors, je me fâche tout rouge, j’attrape la première tennis qui me tombe sous la main, je défais les lacets un max, je tire comme un sourd sur les garants – coup de bol, c’est le bon pied – j’enfile mes orteils dedans et je force comme un dératé ! Et ça rentre. La deux, dans la foulée pour ne pas perdre la main. Et ça rentre, aussi ! Suivante ! Parti comme j’étais parti, j’aurais pu être mille-pattes, toutes les tennis d’Anne allaient à tous mes pieds !
Je me mets debout. Une pensée pour les Chinoises aux pieds bandés. C’est sur, mes doigts de pied sont rentrés dans les os ! Pour les spécialistes, je sens que mes phalanges sont, au mieux, montées sur les os cunéiformes au pire, ils sont dedans ! Mais je ne sais pas si mes pieds ont pris la forme « idéale » d’une fleur de lotus ! Et j’ai pas envie de regarder !
Je tente un pas, « un tout petit pas pour l’homme, mais un grand pas vers mon repas » puis deux. J’avance doucement sur le chemin de terre en priant Dieu qui n’est pas très loin, dans l’abbaye, et donc qui devrait m’entendre, en priant Dieu, disais-je, pour que le parking soit très proche du restaurant.
Nous rejoignons l’entrée officielle. Bien obligé de laisser la voiture ! Faut suivre les pancartes. Contournement d’un mur. Pas l’ombre d’un resto. Je marche sur des œufs ! Mais j’ai de belles chaussures, bien assorties avec mon costard clair ! Une autre pancarte… Mais, t’es où Dieu ? Trois cents mètres que je vais parcourir, au moins trois cents mètres en endurant les pires souffrances ! La porte. Le maître d’hôtel. Encore cinquante mètres de torture, et je suis assis, à notre table, dans le cloître. Le bonheur !
Et puis nous déroulons le menu : Gustographie : Représentation gustative du terroir : ciboulette du potager, miel de l’abbaye et chèvre Sainte-Maure de Touraine ; Rituel de Fontevraud : de la soupe et du pain sec (soupe froide d’ortie, feuille de brique garnie d’une salade froide de petit pois et oignon doux, vinaigrette mousseuse à l’ail des ours) ; asperges blanches, anguille fumée et vinaigrette à la noix (accompagné d’une noix torréfiée) ; langoustine tranchée épaisse façon carpaccio, petits légumes croquants et vinaigrette au vinaigre de framboise ; paleron de veau confit puis laqué, betterave cuite à l’étouffée, rhubarbe confite au sucre et lentin de chêne rôti et en émulsion au vin blanc ; la pause fontevriste (le prédessert) : biscuit dacquoise à l’amande, sorbet au citron enrobé d’une guimauve à la baie de genièvre. Le tout arrosé d’une vodka infusée au buis ;
Et puis surprise, les lumières s’éteignent et arrive des bougies sur un plateau. Des vraies, allumées. Une fausse qui est un dessert spécial anniversaire, car, bien sûr, Anne a cafté !
Enfin, le fraisier vagabond : panna cotta au romarin, tartare de fraise accompagné d’un coulis de fraises fraîches au kirch, amandes fraîches et sorbet fraise, clos ce dîner d’anthologie.
Au fur et à mesure du repas, j’ai bien senti que les plats me descendaient dans les chevilles et même plus bas dans les pieds ! Mais lorsqu’Anne se lève, les affres reprennent ! Je quitte la table en souriant, au personnel qui a été remarquable de professionnalisme, de gentillesse et de courtoisie. Mais le cœur n’y est pas ! Je patiente pendant qu’Anne passe sa carte bleue. Je fais quelques pas, mine de rien. J’ai les genoux qui tremblent ! Et dire qu’il faut se taper trois cents mètres dans l’autre sens ! Je sors très digne et dès que je nous sens seuls, alors je claudique pour avancer comme je peux. C’est décidé, si personne n’est à l’horizon dans les jardins de l’abbaye, je me déchausse et je marche sur les pelouses ! Mais, non ! des gens se promènent. Certains en golfette… Oui, mais en golfette de l’abbaye ! Et ils viennent vers nous !
— Pardon, messieurs, je suis cardiaque et très fatigué, pourriez-vous nous conduire jusqu’à la voiture s’il vous plaît ?
– Avec plaisir. Montez.
L’arrière de la golfette me semble posséder le confort d’une Rolls ! En deux temps, trois mouvements, nous voici auprès de notre automobile. Nous les remercions mille fois. J’attends qu’ils s’éloignent et je fais sauter mes pieds de ces fichues tennis comme deux bouchons de Champagne ! Le soulagement est immédiat ! Et c’est pieds nus que je conduirai pour le retour vers la maison.
JOYEUX ANNIVERSAIRE
À MOI !